LA RÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE Jacques Montminy
Líapparition de la philosophie vers le 6e siècle avant J-C en
Grèce constitue líun des moments les plus importants de líhistoire
de la pensée humaine: elle a en fait, comme nous allons tenter de
le montrer, constitué une véritable et ce sur les plans
cosmologique, anthropologique et politique.
1. LE PLAN COSMOLOGIQUE Le mot vient du grec et signifie étymologiquement la .
La cosmologie étudie líunivers dans son ensemble: son origine, sa
structure, son évolution, etc.
Voyons maintenant les principales caractéristiques de cette conception mythique et religieuse du monde telle quíelle apparaîssait alors et en quoi une telle conception se distinguait de la nouvelle conception qui commençait à se développer avec les premiers philosophes. La conception mythique et primitive du monde síappuie díabord et avant tout sur la notion díesprits, díâmes, de puissances invisibles, de dieux...; ces esprits sont conçus sur le modèle humain, cíest-à-dire plus précisément comme comportant les caractéristiques essentielles díune personne à savoir díun être possédant des sentiments (joie, colère, amour, miséricorde, pitié, etc.), une intelligence (qui rend possible une communication avec les humains) et une volonté (ils ont des désirs, des exigences, donnent des ordres, des commandements aux humains) On peut noter ici au niveau de líhistoire de la pensée religieuse
quíavec le temps on est passé du polythéisme au monothéisme;
de même les sentiments attribués aux dieux ont été
épurés passant chez les premiers dieux de sentiments peu
nobles (colère, jalousie, vengeances, meurtres), au Dieu chrétien
par exemple sera díabord et avant tout Amour et bonté. Enfin les
volontés des dieux seront, dans les religions modernes dites de
Révélation, consignées par écrit dans un livre
sacré (Upanishads, Coran, Bible), que líon se représentera
comme par Dieu....
Autre aspect important de la conception mythique du monde les esprits sont extrêmement présents et se manifestent partout et toujours, dans des évènements, des objets, des plantes, des animaux, des humains, etc. Cette présence systèmatique des esprits, que líon qualifie aujourdíhui du terme péjoratif dí peut nous sembler bizarre, infantile, irrationnelle: il faut cependant éviter de penser que les manquaient de logique ou de bon sens mais plutôt essayer de comprendre comment une telle opinion -celle de la présence constante des esprits- a pu se former. Líon peut tenter de comprendre la mentalité primitive en considérant tout díabord le caractère mystérieux de la vie intérieure, du monde de la pensée, de líimagination et des émotions: ce monde parait être un monde bien différent du monde extérieur qui nous entoure et líon peut présumer que les premières sociétés ont bien senti líopposition entre par exemple le fait que líon peut se transporter par la pensée dans divers endroits très rapidement contrairement aux autres déplacements, ceux-là. De même nous avons très nettement líimpression quíil y a à líintérieur de nous une que nous désignons par le mot . De fait une réflexion plus poussée nous amènerait à voir que notre constitue un objet tout à fait particulier puisquíen toute rigueur il est invisible et intangible: on peut regarder les yeux díune personne, ses cheveux, ses membres, son corps, mais si la personne nous dit en insistant que si elle des cheveux, des membres et un corps elle níest pas ce corps, comme elle níest pas non plus ses intestins ou son cerveau, que regardera-t-on? De même si elle nous dit que touchera-t-on? Or le même problème se pose pour un animal et une plante: on peut voir les feuilles, la tige, les racines díune plante, mais non la plante et líon arrive ici à des notions, comme celle de la , que les premiers philosophes vont approfondir. Quoiquíil en soit on peut supposer que les primitifs, en des âmes partout vont simplement prêter en quelque sorte un , une âme à tous les objets et se servir de cette notion díun monde intérieur pour expliquer une foule de phénomènes; plus précisément la notion díâme va constituer une explication et non une simple comme on est souvent porté à le croire en sous-entendant en plus quíil síagit de superstitions, de magie, etc. Au contraire pourrait-on dire, en utilisant la notion díâme les premières sociétés pouvaient développer un véritable logique et rationnel à líintérieur duquel on pouvait expliquer une foule de phénomènes très différents tels que: - la mort et en particulier líimmobilisation du corps síexplique par
le fait que líâme, qui le faisait bouger et vivre, lía quitté
et est partie.
Ce recours aux esprits pour expliquer les phénomènes naturels va aussi être utile aux primitifs pour expliquer díautres objets particulièrement étonnants à leurs yeux: les divers objets technologiques que leur montreront les explorateurs et missionnaires européens. À cause du décalage technologique entre ces deux cultures ces objets paraîtront aux primitifs comme étant trop puissants et mystérieux pour pouvoir être expliqués autrement quíen recourant aux esprits: de fait la règle -et cíest en cela notamment que le primitif est logique- ici cíest que pour un évènement il faut une explication un peu si líon veut de la même façon que les religions modernes parleront de pour les situations quíelles jugeront inexplicables par des causes . Ainsi le primitif étendra-t-il son explication aux cas suivants pour ne prendre que ces deux exemples: - la balle de fusil, qui allait tellement vite quíon ne la voyait pas et qui pouvait tuer à grande distance, dans les airs un oiseau en mouvement, ne pouvait quíêtre guidée par un esprit (au point quíon raconte que certains primitifs, ne visaient même pas en tirant, se fiant à líesprit ou encore que lorsquíils ne voyaient pas líoiseau tomber après le coup de feu ne síen faisaient pas, convaincus quíils étaient que líesprit de la balle finirait de toute façon par rejoindrelíoiseau....). - le fait quíune lettre qui même si elle ne contenait que des sur du papier pouvait engendrer la colère, la panique, la joie, le fait quíune lettre puisse à quelquíun ne pouvait síexpliquer que par le fait quíelle contenait un esprit (au point quíon raconte quíun primitif ayant vu la réaction díun missionnaire à la lecture díune lettre quíil lui avait apportée, avait dit que plus jamais il níen transporterait, que cíétait trop dangereux...). Aussi la conception du monde des premières civilisations est-elle marquée profondément par cette conviction quíil existe des esprits et que ceux-ci se manifestent partout et toujours. De fait líon concluera à la présence díun esprit à chaque fois que líon aura affaire à un évènement , qui . Comment interprètera-t-on cette intervention des dieux? Par exemple un évènement heureux, chanceux (une pêche par exemple exceptionnellement bonne) sera considéré comme une récompense, un cadeau des esprits tandis que le contraire sera considéré comme une punition. On imagine facilement líuniversalité si líon peut dire díun tel
type díexplication. Líon pourra en effet étendre cette explication
à tout ce que líon considèrerait aujourdíhui comme étant
líeffet du hasard (la foudre qui tombe sur une maison ,une personne qui
gagne à la loterie, un tremblement de terre, la maladie, les
de toute sorte, etc.). On imagine aussi facilement le dialogue de sourds
qui síinstallera entre primitifs et européens sur líexplication
de divers phénomènes, chacun tenant à sa conception
du monde; on raconte notamment quíun missionnaire eut bien du mal à
convaincre que la lance quíil avait lancée sur un arbre et qui,
síétait retrouvée dans le pied díun chef de tribu, après
être rebondie sur líarbre, était le résultat du hasard
et que le missionnaire níavait rien à voir .
Enfin líon peut facilement se rendre compte que cette conception est encore bien vivante aujourdíhui: on la retrouve notamment à toutes les fois que líon tente díexpliquer la chance de quelquíun par une sorte de divine ou au contraire sa malchance, que ce soit une maladie ou un échec quelconque à une sorte de punition .... Résumons la conception primitive du monde, celle contre laquelle vont síopposer les premiers philosophes: pour les primitifs tous les évènements importants, quíil síagisse díune éclipse de soleil, díune mort, díune maladie, díune sécheresse prolongée, díun quelconque ou de tout autre évènement particulier, síexpliquent par líintervention díesprits conçus comme ayant les caractéristiques díun être humain; aussi ces interventions cachent-elles, aux yeux du primitif, des intentions (punir, récompenser) et des désirs (les esprits veulent par exemple quíon cesse de faire telle chose quíils níaiment pas). Les premiers philosophes, ceux que líon qualifiera de façon réductrice de parce quíils apparaîssent avant Socrate, vont síopposer radicalement à cette conception quíils qualifieront díanimiste et díanthropomorphique. La conception quíils vont proposer síappuiera sur líidée que líunivers constitue une sorte de système contenant une structure et une logique interne; bref les premiers philosophes vont considérer que les évènements qui se produisent dans la nature sont produits par la nature elle-même et non par des êtres intervenant en quelque sorte de líextérieur. En ce sens-là on peut dire que en plus de combattre líanimisme et líanthropomorphisme de la conception primitive du monde les premiers philosophes combattront aussi sa , une transcendance quíils remplaceront par le concept díimmanence à savoir líidée que les explications des phénomènes naturels se trouvent la nature, à líintérieur díelle et non à líextérieur. Pour se faire une idée plus claire et concrète de ce que sera cette conception du monde des premiers philosophes líon peut examiner les deux types suivants de cosmologie qui seront développés à la naissance de la philosophie et qui seront en fait les deux premières ou conceptions philosophiques du monde à voir le jour. Une première catégorie de cosmologie philosophique nous est donnée par ce que líon pourrait appeler les dont Thalès, qui a vécu au 6e siècle avant J-C et qui est considéré comme le premier philosophe ,sera líun des représentants les plus célèbres. Selon cette conception líunivers serait une seule qui se transformerait et changerait díétat et tout ne serait en fait que transformation de cette seule et même chose; bref les évènements qui se produisent dans la nature seraient en réalité des évènements si líon peut dire qui arriveraient à cette fondamentale cachée dans la nature. On peut se donner une image plus claire de cette conception en utilisant
líanalogie suivante: il arrive à une personne dans sa vie une quantité
considérable díévènements; or on peut dire que tous
ces évènements sont tous des évènements qui
se rattachent à une seule entité à savoir nous-mêmes,
notre : notre moi est cette chose fondamentale qui reste la même
derrière ou sous tous ces évènements: il y a donc
un élément stable et permanent, notre moi, et cíest ce que
líon appellera la et des évènements superficiels, temporaires
et diverses qui se produisent sans arrêt et ce sont ces évènements
que líon qualifiera dí.
Ainsi donc Thalès utilisera si líon veut ce modèle et líétendra à la nature: la nature aura elle aussi une substance et en fait ce sera-là la seule substance, la seule chose stable et permanente dans tout líunivers, tous les autres êtres, y compris les êtres humains, ne seront que des modalités, des de cette substance: bref par exemple la naissance díun être humain, comme níimporte quel évènement, ne sera dans les faits quíune modification de la substance fondamentale de líunivers. Quelle sera cette substance fondamentale? Certains philosophes proposeront líair ou líinfini. Thalès lui proposera líeau peut-être parce quíil avait bien vu líimportance considérable pour tous les êtres vivants de cette substance et quíil avait aussi bien remarqué que líeau peut exister sous les trois formes fondamentales díexistence que líon retrouve dans la nature à savoir les états solide, liquide et gazeux. Ici aussi il convient, comme nous líavons souligné pour la conception primitive du monde, de ne pas sous-estimer de telles conceptions parce quíelles nous semblent ; il faut en effet pour les apprécier à leur mérite les situer díabord dans leur contexte et penser que si elles nous paraîssent dépassées elles étaient à leur époque ; enfin et cela est encore plus important on se tromperait beaucoup en pensant que ces conceptions sont dépassées au sens où elles níexistent plus: de fait la thèse de Thalès est ni plus ni moins quíune première formulation, avec toutes les nuances quíil faudrait faire bien sûr, de ce que líon appelle aujourdíhui le cíest-à-dire díune conception de líunivers qui síappuie sur un principe matériel; en díautres termes ce que le matérialisme a fait cíest simplement si líon veut de remplacer líeau de Thalès par la matière, mais il a gardé exactement le même mode díexplication à savoir que tout ce qui arrive dans le monde níest que la transformation díune seule et unique réalité fondamentale à savoir la matière. Venons-en maintenant au deuxième modèle cosmologique qui sera développé par les premiers philosophes. Un autre modèle mettant lui aussi líaccent sur líunité et la simplicité fondamentales de líunivers sera proposé par les premiers philosophes grecs: celui que líon pourrait appeler le modèles des : au lieu de poser que les changements qui se produisent dans la nature sont comme des transformations díune seule et même chose pourquoi ne pas considérer que tout ce qui se produit dans la nature est le résultat díun mélange de divers ingrédients fondamentaux? Bref, et pour prendre ici aussi une image, pourquoi ne pas considérer
que les êtres qui existent (les espèces vivantes par exemple)
ont tous été fabriqués à partir des mêmes
ingrédients, mais selon des mélanges différents, un
peu si líon veut de la même manière que líon peut préparer
des recettes différentes en utilisant les mêmes ingrédients
de base, mais en changeant simplement par exemple la quantité, le
dosage? En somme ici ce qui sera permament et stable (la )
ce seront les ingrédients eux-mêmes qui seront toujours les
mêmes tandis que ce qui changera et sera temporaire(les ) ce seront
les mélanges cíest-à-dire, les êtres formés
à partir de ces mélanges, des mélanges que certains
philosophes se représenteront comme étant faits par
la nature, un peu comme si elle faisait elle-même les mélanges
tandis que díautres, plus se représenteront comme se faisant
simplement par hasard, par le hasard des rencontres....
Quels seront ces ingrédients de base des recettes de líunivers? pour Empédocle (490-435 avant J.-C) ce seront líeau, la terre, líair et le feu et pour díautres comme Démocrite (460-370 avant J-C) et Leucippe (460-370) ce seront des cíest-à-dire des particules solides, indivisibles et invisibles. On peut ici noter au passage la profondeur de telles idées: le modèle díEmpédocle sera le modèle dominant de la conception de la nature pendant plus de mille ans en Occident, tandis que le modèle atomiste constitue aujourdíhui, avec bien sûr beaucoup de nuances, le modèle officiel des physiciens, et cela, plus de 2000 ans après que les philosophes grecs líaient proposé.... Ce modèle permet une grande simplification -certains diront quíil simplifie trop et quíil est en ce sens-lè - et de multiples applications: ainsi par exemple pour expliquer la différence apparemment considérable et inimaginable entre un être humain et une roche. Empédocle pourra dire que la différence se situe simplement au niveau du dosage et que par exemple il y a dans une pierre énormément de líélément et très peu díair, tandis que cíest le contraire chez un être humain: líair en effet sera considéré comme líélément le plus approprié pour expliquer la pensée humaine, dans la mesure où líair paraît avoir des propriétés analogues à la pensée, par son invisibilité et sa légèreté notamment. Démocrite, lui, dira que les atomes de la pierre sont lourds, lents et froids tandis que ceux de líêtre humain sont légers, rapides et chauds. Enfin Démocrite pourra aussi proposer une conception générale de líunivers, une véritable cosmologie et soutenir que de toute éternité des atomes de forme, de poids, de température et de chaleurs différentes se déplacent sans arrêt dans líespace vide et que certains atomes síattachent entre eux, síassocient, se regroupent et finissent par former peu à peu des êtres de plus en plus complexes... De toutes ces remarques nous tirerons comme conclusion que líapparition
de la philosophie, quelques centaines díannées avant J.-C, en Grèce,
a véritablement constitué une révolution sur le plan
cosmologique. Certes le mot a une connotation politique et pour parler
de révolution il faut aussi que líapparition de la philosophie aie
entraîné un bouleversement sur le plan politique. Cet aspect
sera abordé plus loin. Mais avant nous voulons díabord aborder un
deuxième plan sur lequel les réflexions des premiers philosophes
ont entraîné des changements radicaux à savoir le plan
anthhropologique.
2. LE PLAN ANTHROPOLOGIQUE. Toute conception du monde entraîne une certaine conception de la place et du rôle de líêtre humain dans líunivers. Aussi faut-il síattendre à ce que les premiers philosophes, en proposant une nouvelle conception du monde, proposent en même temps aussi une nouvelle conception de líêtre humain et du sens fondamental quíil doit donner à sa vie. La différence la plus évidente sur le plan anthropologique
que líon peut établir entre la conception des premiers philosophes
et celle des cultures qui les ont précédés est reliée
à líimportance qui sera accordée à la raison, à
líintelligence humaine et plus précisément aux efforts humains
pour comprendre le monde.
Ainsi, en dépit de toutes les nuances quíil faudrait ici faire líon peut dire de façon générale que la raison et le désir humain de comprendre le monde ont une valeur plus ou moins secondaire dans la pensée religieuse, par rapport du moins à la philosophie. Il y a díailleurs à cela plusieurs raisons qui relèvent de la conception religieuse du monde et de sa logique interne. Líune de ces raisons tient à la nature même de la divinité et des esprits. Plus on remonte loin dans le temps et plus les esprits, les premiers dieux apparaîssent comme des êtres capricieux, imprévisibles et incertains; dans un tel contexte essayer de comprendre le monde ou plus précisément les interventions des esprits dans le monde síavère une tâche particulièrement difficile; de même, avec il est vrai beaucoup de nuances, le Dieu des religions modernes constitue de par son infinité et sa transcendance un être qui dépasse les capacités humaines et pour cette raison la religion valorisera la foi plus que la raison, insistant sur les mystères divins qui constituent une limite inévitable à la raison humaine. Autre motif fondamental pour accorder relativement peu díimportance à la raison humaine: devant la toute puissance des esprits, le plus important níest pas tellement de les comprendre, mais de savoir ce quíils veulent et de leur obéir; pour celui qui est convaincu que la foudre est tombée sur sa maison parce que les dieux ont voulu le punir, il importe peu de comprendre ce quíest la foudre en elle-même, mais de savoir ce que les dieux níont pas aimé et díéviter à líavenir de provoquer à nouveau leur colère. Ou, pour prendre une autre image la nature constitue aux yeux des primitifs quelque chose comme une scène de théâtre où les personnages -les esprits- interviennent: pour comprendre la pièce il faut regarder les personnages, analyser leur rôle, leurs interventions; il est inutile díanalyser le matériau avec lequel est fabriqué la scène ou de mesurer les décors. Or pour les premiers philosophes ce sera en quelque sorte exactement le contraire: cíest le matériau de la sène que líon voudra connaître et les dimensions du décor, comme cet Érastothène qui tentera de mesurer la circonférence de la Terre. Plus précisément pour les premiers philosophes la nature ne sera pas líéquivalent díune scène où se joue une pièce de théâtre, jouée par les dieux; ce sera plutôt quelque chose comme une oeuvre díart ou une énigme qui porte en elle-même sa solution et son sens; pour comprendre ce sens il níest point besoin de chercher à comprendre líartiste ou la personne qui a fabriqué líénigme; ce níest pas une volonté, une intention quíil faut analyser, mais une structure, une logique interne qui se trouve dans le monde lui-même et non à líextérieur de lui. Aussi les philosophes feront-ils de líutilisation de la raison et plus précisément de líactivité de comprendre le sens du monde et díen donner une explication rationnelle líactivité humaine la plus importante qui soit; cette activité sera celle de la contemplation, une connaissance pure et théorique, que líon opposera à la connaissance pratique et utilitaire, car comprendre le monde pour les premiers philosophes ce sera la façon díaccéder à la Vérité et non une façon díacquérir par exemple plus de pouvoir sur la nature; ce sera une science , le désir de savoir pour savoir et non un désir utilitaire. Cette soif de savoir désintéressé sera considérée comme étant ce que líêtre humain a de plus particulier et propre à lui, quelque chose quíil est le seul à avoir, les animaux étant dépourvus díun tel désir désintéressé de connaître; enfin cíest dans cette rechercher de la Vérité que les premiers philosophes placeront le bonheur, dans ce que plus précisément ils appelleront la . Le bonheur, les religions vont plutôt le définir dans líobéissance aux volontés et aux commandements de la divinité ou si líon veut le bonheur religieux sera celui díune vie imprégnée de la volonté des dieux plus que de la recherche de la Vérité au sens philosophique. En un sens líon peut dire que autant le saint constituera líidéal religieux de vie, une vie parfaitement conforme aux enseignements du Christ pour prendre líexemple du christianisme, autant le sage constituera líidéal de vie philosophique, une vie consacrée entièrement à la recherche de líénigme de líunivers. Les nouvelles propositions des premiers philosophes, tant sur le plan
cosmologique quíanthropologique, on síen doute, ne seront pas acceptés
facilement: tout changement fondamental ne peut se faire quíà travers
des résistances énormes et de façon très lente.
Ce sont ces résistances qui nous conduisent à líaspect proprement
politique de la révolution philosophique, aspect que nous allons
maintenant examiner.
3. LE PLAN POLITIQUE.
Certes on devra bien peu à peu se rendre compte que les choses ne sont pas aussi simples et que les philosophes ne seront pas tous ni complètement athées; il se passera dans les faits pour la philosophie exactement ce qui se passera pour la science plus tard; bien sûr des philosophes, comme des scientifiques, seront résolument athées; mais à líinverse plusieurs philosophes, comme plusieurs scientifiques, ne le seront pas et líon assistera même à des entre religion et philosophie, comme ce sera le cas par exemple entre platonisme et christianisme, entre la philosophie díAristote et le catholicisme, ou, plus près de nous, entre líexistentialisme et le christianisme. Toutefois deux choses seront claires à savoir díabord que la
philosophie níest pas en elle-même une recherche de la divinité
même si elle peut y conduire, mais dans un tel cas ce sera par un
autre chemin que celui de la foi;cíest ce que líon peut encore exprimer
en disant que líathéisme de la philosophie sera plus méthodologique
que doctrinaire. Enfin si certains philosophes seront conduits à
poser un Dieu, ce ne sera pas ce quíon appellera cíest-à-dire
des dieux très anthropomorphiques, mais, comme on líappellera, le
cíest-à-dire une sorte díëtre suprême, infini et absolu
auquel on évitera díattribuer des caractéristiques trop humaines.
Mais líavènement de la philosophie apparaîtra aussi, aux yeux des autorités de líépoque, comme cachant encore une autre menace, plus insidieuse celle-là et pour cette raison plus dangereuse: la menace de la démocratie. En faisant de líunivers un objet par la raison les premiers philosophes vont modifier le rapport des humains à la Vérité et en même temps celui des humains entre eux. Tant en effet que líon demeure dans le modèle religieux, la Vérité apparaît comme quelque chose que líêtre humain ne peut que recevoir; il doit bien sûr faire sa part, obéir par exemple et aux diverses règles et commandements de la divinité et, comme on le dira plus tard, avoir la foi, mais ultimement la Vérité devra lui être et ce par la divinité elle-même; cíest par exemple dans les religions modernes monothéistes Dieu qui acceptera de se révéler aux humains et à un peuple en particulier qui se considérera comme un peuple élu, choisi par Dieu pour recevoir la , la Vérité. Ce modèle de transmission du savoir sera aussi transposé à líintérieur même des sociétés , où certains humains agiront comme représentants de la divinité sur terre et communiqueront à leur tour ce savoir à díautres humains, élus eux aussi en quelque sorte: ce savoir, en effet, de par la valeur divine quíon lui attribuera, ne pourra être transmis à tous et sera une sorte de que líon conservera précieusement et que líon ne partagera quíavec díinfinies précautions. On imagine bien par exemple que dans les sociétés primitives, le savoir du sorcier, du ne sera pas à la portée de tous et que ce dernier choisira avec soin celui qui devra lui succéder; on sait aussi, pour prendre un exemple plus près de nous, toutes les hésitations que manifestera le clergé à traduire la Bible dans la langue du peuple et la controverse que provoquera la traduction, par Luther, des Saintes Écritures en allemand. Or en rendant la Vérité accessible à la raison humaine les premières philosophies vont ici encore amener des changements fondamentaux. Plus précisément, dans la mesure où la raison humaine appartient à tous, la philosophie va opérer ce que líon appellerait aujourdíhui une démocratisation du savoir, rendant le savoir accessible à tous. Mieux elle va fournir une justification à la démocratisation de la société elle-même et aux rapports des êtres humains entre eux: si la logique, le bon sens et le raisonnement constituent en effet le meilleur moyen de découvrir la vérité, pourquoi alors ne pas síen remettre aussi à la raison, plutôt quíà líarbitraire díun roi ou díun tyran, pour juger des affaires de la cité? Pourquoi ne pas síen remettre à la discussion entre citoyens éclairés, lors díune assemblée, pour décider des lois quíil convient díadopter et de la façon de gouverner? Cíest précisément ce choix de la discussion que fera la Grèce, élaborant ainsi une sinon la première forme de démocratie au sens où on líentend aujourdíhui. En ce sens-là on peut dire quíil y a une sorte de parenté naturelle entre la philosophie et la démocratie et que les premiers philosophes ont sans doute joué un rôle majeur dans líétablissement de cette façon moderne de gouverner les États. Bien sûr il faudrait ici faire des nuances importantes: dire tout
díabord que la démocratie grecque de cette époque sera bien
limitée: líon y trouvera en effet encore des esclaves et on sera
encore bien loin de prôner líégalité entre les sexes
ou entre les ou encore de donner au peuple le droit de critiquer
les décisions de ses dirigeants, aux enfants celui de critiquer
leurs parents ou aux élèves celui de critiquer leurs professeurs.
De fait les choses ne sont jamais très simples: ainsi on peut bien
Mais la philosophie níen aura pas moins réussi à faire entrer dans les moeurs et dans la culture grecque cette idée fondamentale que la lumière jaillit de la discussion, de la comme líon dira aussi, quíelle est le résultat díun travail, díune recherche effectuée par les humains eux-mêmes, bien plus quíun cadeau qui leur est remis par les dieux. On peut mesurer le caractère révolutionnaire, quelques centaines díannées avant J.-C. que présentait cette idée toute simple en observant jusquíà quel point on résiste un peu partout à travers le monde, et ce encore aujourdíhui, à donner aux êtres humains le droit de critiquer et de discuter les décisions de toute forme díautorité quelle quíelle soit. Mais les choses vont encore se compliquer pour les premiers philosophes car la démocratie de la raison va bientôt apparaître comme une menace pour la démocratie elle-même: si en effet rime avec cela cependant níest que partiellement et vrai pourrait-on dire; ou, plus précisément, le droit à la discussion ne garantit pas absolument la démocratie et surtout líégalité. Nous sommes aujourdíhui bien sensibilisés à cet état de fait: níimporte qui qui a assisté à une assemblée, de quelqueorganisation démocratique que ce soit, sait bien que même si tout le monde a le droit de dire son opinion que dans les faits les choses ne sont pas aussi simples et que en fait peu de monde se présentent au micro pour parler, que ce soit parce qíils sont intimidés, parce quíils manquent de confiance eux ou plus simplement parce quíils trouvent que cela níen vaut pas la peine. Pire accepter de discuter cíest accepter que cíest la parole, le langage, qui va régler en quelque sorte les différends. Bien sûr il y a là un progrès considérable et on le sait aujourdíhui mieux que quiconque: accepter de régler un conflit par la discussion, la médiation, la négociation vaut, en principe, infiniment mieux que de le régler par la violence: le passage de la violence à la parole cíest líessence même de la démocratie: mais encore une fois quíest-ce qui garantit que líon ne fera pas simplement que passer díune aristocratie à une autre, du pouvoir de la force physique à celui de la parole? Car, on le sait, parler est un art, un art que certains maîtrisent mieux que díautres. Bref si la parole libère elle peut aussi emprisonner et rimer avec ; de fait, comme Freud le soulignera, elle peut nous manipuler nous-même à notre insu en prenant la forme de la . Comme quoi les choses ne sont jamais simples. Or cela des gens le comprendront tout de suite: dès que la Grèce
des philosophes fera en effet de la parole le fondement de la vie politique
les comprendront quíil y a là un nouveau marché qui
síouvre: des gens voudront apprendre à bien parler en public et
à maîtriser líart de la persuasion, líart de convaincre et
ils seront de plus prêts à payer cher cet enseignement. Il
y a là on le voit bien un danger pour la démocratie: celui
de dénaturer líesprit de la démocratie, de remplacer la recherche
de bonne foi de la vérité à travers la discussion
et líéchange díidées par la décision pure et simple
díimposer ses vues par tous les arguments utilisables.
La révolution philosophique aura donc commencé par une idée en apparence toute simple: celle de de mettre la raison au fondement de tout, de la connaissance du monde, de la vie et du bonheur humains, comme aussi de la morale et de la vie sociale et politique. Mais cette idée allait de fait entraîner ce que líon appellerait un changement de paradigme et déclencher en même temps une profonde crise. Peu à peu cependant religieux et philosophes apprendront, au cours des siècles qui suivront líanènement de la philosophie, à mieux se connaître et à accepter de partager le champ de la Vérité. Mais bientôt cependant la situation va de nouveau se compliquer, lorsque, au début du 17e siècle, il faudra composer encore avec un troisième , la science, qui fera son entrée sur la scène du savoir. Mais ce sera là une autre histoire...et une autre révolution! |