"Les nouveaux maîtres
du monde"
Votre dernier livre s'intitule Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur résistent. Qui sont ces "nouveaux maîtres" ? Ce sont les minces oligarchies
qui détiennent le capital financier spéculatif mondialisé
et que, dans mon livre, j'appelle les prédateurs. Ce sont les héritiers
de cette classe de dominateurs blancs traditionnels qui gèrent l'économie
depuis cinq cents ans. Près de 90 % des 1 000 milliards de dollars
échangés chaque jour passent par les mains de ces sociétés.
Des sociétés multinationales, comme Microsoft, l'Union de
banques suisses, la Société Générale, General
Food... Aujourd'hui, 200 de ces entreprises contrôlent près
de 28 % de la production de richesse mondiale.
Où se trouvent les
"maîtres du monde" et comment exercent-ls leur pouvoir ?
Leurs sièges se trouvent,
ainsi que l'avait prédit il y a quelques années Max Gallo,
dans un étroit triangle qui relie Tokyo, New York et Stockholm.
Ils exercent leur pouvoir à travers la médiation des organisations
mondialistes mercenaires : le Fond monétaire international (FMI),
la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui mettent
en oeuvre le consensus de Washington. Il s'agit d'un ensemble d'accords
informels conclus tout au long des années 80-90 entre les principales
sociétés transcontinentales, les banques de Wall Street,
la Réserve fédérale américaine et les organismes
financiers internationaux (FMI, Banque mondiale). Ces accords informels
visent à obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de
toute instance régulatrice, Etat ou organisation internationale,
la libéralisation la plus totale et rapide de tous les marchés
et l'instauration à terme d'une stateless global governance, un
marché mondial unifié et totalement autorégulé.
Que reprochez-vous à
ces institutions ?
De mettre en oeuvre ce consensus,
car il est contraire à la vision de l'Histoire et aux valeurs fondatrices
de notre société. Le but de l'Histoire est de créer
une société humaine, dominée par la raison et où
l'homme prime sur le capital. Or, ce que les "maîtres du monde" nous
offrent, c'est un modèle de société dont la figure
centrale est le gladiateur, dont le but principal est la maximisation du
profit en un minimum de temps. Ils mettent radicalement en question tout
l'héritage des Lumières : les valeurs de solidarité,
de réciprocité et de complémentarité entre
les êtres, les nations, etc, ; le contrat social ; l'idée
de capacité normative de l'Etat l'idée que tout
pouvoir sur les hommes ne peut s'exercer qu'avec leur consentement par
délégation ; la souveraineté populaire. Tout ça,
le capitalisme de la jungle le nie. Son postulat, c'est l'autorégulation
du marché.
Quelle est la conséquence
de ce comportement ?
Les inégalités
se sont creusées. Les riches sont devenus de plus en plus riches
et les pauvres de plus en plus pauvres : aujourd'hui, 826 millions de personnes
? dont 95 % vivent dans les pays en voie de développement sont chroniquement
et gravement sous-alimentées. Toutes les sept secondes un enfant
de moins de dix ans meurt de faim. Chaque jour, 100 000 personnes meurent
de la faim ou de ses suites immédiates. En décidant en quelques
minutes où placer leurs capitaux en fonction de la maximisation
des profits, les "maîtres du monde" décident chaque jour de
la vie et de la mort de centaines de milliers de personnes. C'est pour
ça que je dis que, aujourd'hui, quiconque meurt de faim est assassiné
parce que ce n'est plus une fatalité.
Mais ces problèmes
ont toujours existé...
Oui, mais ce qui est radicalement nouveau, c'est le nombre des victimes : aujourd'hui, on connaît les chiffres et on a les moyens de combattre la faim. Aujourd'hui, la planète croule sous la richesse. Le Programme alimentaire mondial (PAM) estime qu'en l'état actuel des techniques de production, l'agriculture pourrait nourrir 12,5 milliards de personnes, c'est-à-dire donner à chaque individu chaque jour 2 700 calories. Or, il n'en est rien. Au contraire. D'ailleurs, l'ONU se rend bien compte que la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui dans la conscience collective représente les valeurs minimales pour qu'une société puisse exister, est insuffisante dans sa formulation actuelle. Comme disait Bertold Brecht, le bulletin de vote ne nourrit pas l'affamé. L'ONU a donc décidé de fixer de nouveaux droits de la personne, et le premier de ces droits est le droit à l'alimentation. Il y a deux ans, le secrétaire général Kofi Annan m'a confié la mission de rédiger un rapport sur la possibilité de mettre sur place une convention internationale sur le droit à l'alimentation. Qu'en est-il des instances nationales et internationales susceptibles de réglementer le commerce mondialisé ? Au niveau national, les privatisations
à tour de bras ont mis sous tutelle les Parlements et les gouvernements
et privé de leur pouvoir régulateur les institutions publiques.
Les gouvernements appliquent ce que le capital financier international
leur dit, dans les domaines de la fiscalité, de la politique salariale,
de la politique de sécurité sociale etc. Les Bourses sanctionnent
immédiatement toute décision qui n'irait pas dans ce sens.
Comment les pays riches influencent-ils
l'OMC ?
Par l'arrogance la plus totale.
Le FMI fonctionne selon le principe "un dollar une voix" : les Etats membres
y ont donc un poids proportionnel au produit intérieur brut. Les
Etats-Unis par exemple ont 17 % des voix. Dans un souci de démocratie,
on a voulu appliquer à l'OMC le principe du consensus, de l'unanimité
entre les 146 membres du Conseil général. Mais l'OMC est
complètement dominée par l'Union européenne, les Etats-Unis
et le Japon, qui - ensemble -, sont à l'origine de 81 % des échanges
dans le monde. Comment voulez-vous qu'un pays comme le Niger ou le Bangladesh
fasse le poids ? Par ailleurs, pour être présent aux négociations,
il faut qu'un pays entretienne un représentant permanent à
l'OMC, à Genève, ce que la plupart des pays du tiers-monde
ne peuvent se permettre. Ils sont donc exclus des processus de décision.
Enfin, l'OMC agit en dehors de toute transparence : ses traités
constitutifs comportent plus de 26 000 pages. Cela pose des problèmes
d'interprétation énormes. Et lorsqu'il y a des divergences
de vues entre Etats membres, ils passent devant l'organe de règlement
des différends, qui décide de l'interprétation et
inflige des sanctions immédiates et sévères. Cela
mobilise des cohortes d'avocats : à Genève, il s'est créé
un nouveau barreau d'avocats spécialisés qui ne traitent
que ces procédures. Seule une poignée d'Etats peuvent s'offrir
leurs services. Les autres sont condamnés à renoncer à
toute initiative pour défendre leurs intérêts.
D'où peut alors venir
le salut d'après vous ?
De ce que j'appelle "la nouvelle
société civile planétaire". Ce sont par exemple les
organisations ouvrières et syndicales, les ONG, les mouvements paysans,
comme Via Campesina, qui représente surtout les paysans du tiers-monde
? 75 % des 1,2 milliard d'êtres humains les plus pauvres sont des
paysans. C'est une mystérieuse "fraternité de la nuit", qui
apparaît de temps en temps pour répondre aux maîtres
du monde, comme à Porto Alegre, l'anti-Davos, ou tout récemment
à Florence.
On reproche à ce mouvement
díêtre divisé, de ne représenter que des intérêts
partiels et de n'exprimer que des refus, sans avoir une vision constructive.
Comment pensez-vous qu'il puisse faire face à un adversaire organisé,
structuré et doté díune "force de frappe" redoutable ?
Marx a dit: "Le révolutionnaire
doit être capable díentendre pousser l'herbe." Il n'est pas question
aujourd'hui de négocier une coalition hâtive entre quelques
restes de gauchisme et des ruines du trotskisme. Il faut changer de perspective :
on est aujourdíhui dans un moment de "rupture des temps". Ce qui apparaît
comme une faiblesse de notre mouvement planétaire, ce que l'adversaire
qualifie de "revendications négatives", l'abolition du FMI, de la
Banque mondiale, de l'OMC, interdiction des OGM, est en fait une force.
Lorsque ces institutions nous demandent ce que nous voulons et nous reprochent
de ne pas avoir de projet et donc de ne pouvoir dialoguer avec nous, je
donne l'exemple des révolutionnaires de 1789 : ils savaient ce qu'ils
ne voulaient pas, mais n'avaient pas de projet précis. Demander
aux altermondialistes quel est leur projet, c'est comme demander, au soir
du 14 juillet, à ceux qui avaient pris la Bastille de réciter
le premier article de la Constitution de la Ière République
ou de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ! Le programme
du mouvement se fait en marchant.
Propos recueillis par Gian
Paolo Accardo,
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